LES VIEUX d’eux à nous © MIARTLO Editions 2018 Conditions d’utilisation
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Yvon KERURIEN
LES VIEUX
d’eux à nous
Tranches de vies du terroir breton
ROMAN
EXTRAITS
MIARTLO Editions
LES VIEUX
© MIARTLO Editions 2018
Le code de la propriété intellectuelle interdisant les copies et reproductions destinées à une utilisation collective, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite (art. L.122-
ISBN : 978-
© Photo de couverture : Archives Jacques Le Doaré
Site internet dédié : www.lesvieuxdeuxanous.com
Du même auteur :
Le silence des étoiles – 2015 – Auto-
Bécherel au fil de l’histoire – 2017 – Editions Les Perséides
Constance – 2017 – Editions Atrébates
Sommaire page 9
LE SOMMAIRE
PREFACE DE L’AUTEUR page 11
I LA MORT DE SOAZ page 15
II SOAZ ET ANGE MARIE page 45
III LA GUERRE 14 – 18 page 91
IV LES SOLDATS RENTRENT CHEZ EUX
page 163
V UNE AUTRE GUERRE page 203
VI L’EVEIL ECONOMIQUE page 239
VII L’ENTERREMENT DE SOAZ page 265
VIII LE VIEUX RACONTE page 277
IX APRES page 305
9
PREFACE DE L’AUTEUR
Il y eut Ty Plouz, village de trois feux, d’une étrange simplicité, comme des centaines d’autres en Bretagne, dont le nom lui venait de l’une de ses maisons qui avait la particularité d’avoir un toit de paille, au contraire des autres, couvertes d’ardoises.
Plus loin, il y eut les convenants Le Jean et Nicol, deux petites fermes établies quelque part dans la vallée creusée dans la roche, laissant aux méandres de la rivière le soin d’égayer les prairies naturelles qui s’étaient formées sur ses rives.
C’était le temps où les champs et les maisons avaient un nom.
Dans ce petit chef-
Si vous cherchez aujourd’hui Ty Plouz, vous ne trouverez plus qu’un vulgaire pignon de pierres sèches empilées sur quelques fondations. Le nom a disparu des mémoires, il s’est éteint avec les derniers occupants.
Les convenants Le Jean ou Nicol étaient bien vivants au xviiie siècle et même après. Ils ont été emportés comme tant d’autres dans la tourmente révo-
lutionnaire, les domaines démembrés, les terres vendues et revendues. Les gens qui vivaient là, les Leroy (Roué en breton), les Levesque (Escop en breton), ont disparu. Ils n’étaient ni rois ni évêques, sans la moindre chance de tenir une ligne sur une page d’histoire. Des pauvres !
Leur vie n’avait aucun intérêt pour quiconque. Pauvres et paysans de père en fils, telle une malédiction.
La paysannerie a cependant survécu à cette misère avant que les galernes ne déferlent sur leurs modestes masures, emportant avec elles les débris de leurs espérances. Elle a survécu parce qu’il était de son devoir de survivre pour assumer son rôle : nourrir les villes et le monde. Que reste-
Les vieux paysans sont morts, il ne reste que des murs vides où des voix viennent murmurer les jours de tempête sur les arêtes des cheminées qui tiennent debout par miracle. Le vent hurle sa colère dans les cornières de schiste, il s’acharne sur les zincs qui s’accrochent à quelques clous rouillés. Il s’excite encore en sifflant sur les vieux crochets du toit. Les échos de l’au-
Et si le hasard n’existait pas ! La grande farandole de la vie ne pouvait pas durer et il n’y a plus personne pour témoigner.
Ils ne m’ont rien demandé de leur vivant, j’étais bien trop jeune pour me charger d’une telle tâche. Et puis, ils n’y pensaient même pas, trop humbles pour exiger une telle farce de la vie : raconter leur histoire et surtout dire qu’ils ont existé !
Il va s’agir de raccommoder les vestiges du temps, même si beaucoup de choses ont disparu avec eux. Ils avaient tellement honte de leur statut, de leur culture, qu’ils n’osaient les raconter tant ils étaient modestes. Dire les difficultés qu’ils ont supportées, les injustices qu’ils ont endurées, c’est aussi raconter leurs moments de bonheur, ont-
L’histoire que je vous propose est pétrie de réalités et de choses vécues. Si certains personnages ont existé, d’autres sont nés pour les besoins du livre. Les événements auxquels ils participent relèvent de la même alchimie, combinant justesse et authenticité, cette magie qui permet de raconter cette partie de nous-
tion rurale bretonne du xxe siècle, le projet est bien trop ambitieux. Tout au plus cette intrigue veut-
Si Ange Marie Leroy et les autres paysans revenaient aujourd’hui parmi nous, ils n’en reviendraient pas des progrès techniques considérables qui ont été réalisés : les arracheuses de patates, les moissonneuses-
Il serait tout heureux de voir ça, Ange, autant qu’il serait malheureux de voir sa cheminée abandonnée, sans plus d’histoires, sans plus de veillées où la place des ancêtres était omniprésente.
Yvon Kerurien
A Jean d’Ormesson qui écrivait :
« Notre bonheur, c’est de les avoir aimés. »
I
LA MORT DE SOAZ
Le Moulin vert, délicatement posé dans son écrin de verdure, étirait sa longère au bord de la rivière. Du moulin où Ange et Soaz avaient jadis élu domicile, il ne restait plus que quelques dalles de pierres lisses et un déversoir qui rappelaient qu’une roue à aube y avait autrefois tourné. L’activité meunière avait cessé depuis longtemps. Seul le clapotis du ruisseau troublait le silence où le semblant d’occupation que les vieux poursuivaient tenait encore lieu de vie.
L’unique pièce de la maison se partageait entre une surface de terre battue à laquelle on accédait par une partie pavée de lourdes pierres arrondies, et l’âtre imposant qui distribuait chaleur et convivialité.
Dans un coin de la pièce, l’horloge bretonne, dans son coffre de chêne verni, n’en finissait pas de faire miroiter au bout de son balancier pendulaire un large disque de cuivre de forme convexe qui distribuait une étrange lumière d’or jusque dans les moindres recoins de la pièce. C’était à ce miroir de cuivre quotidiennement lustré que Soaz se coiffait.
Derrière, deux contrepoids pendaient tels des andouilles de campagne, au bout de ficelles noircies.
Tic… tac… les heures succédaient aux heures et les sonneries marquaient davantage encore cette emprise du temps; elles carillonnaient les quarts d’heure, les demi-
Ange s’enorgueillissait d’être le maître du temps, celui qui remontait les poids de la grande horloge. Il introduisait une clé à bout carré dans les orifices du remontoir et, à tours comptés, relevait le fardeau de la vieille machine.
Les hautes armoires en chêne donnaient à la pièce un air austère de cathédrale. Au coin, un petit évier sans arrivée d’eau, un meuble avec une étagère de bois blanc où s’empilait pêle-
À côté de la cheminée, le lit clos constituait avec les armoires la partie la plus importante du mobilier, d’où Ange et Soaz écoutaient en s’endormant les dernières braises éclater. Le voilage, qui la nuit en masquait l’accès, était replié dans la journée de chaque côté du passage. Il décorait harmonieusement la façade, lui donnant l’aspect étrange d’une
fenêtre qui s’ouvrait et se refermait sur un monde inconnu et mystérieux. À l’intérieur il faisait toujours noir, on aurait dit l’antichambre de l’au-
Là-
Ce fut là que des générations de meuniers vécurent.
À présent, l’instant était grave. On veillait Soaz, la vieille était mourante.
Qui avait décrété que la vieille dame allait mourir ? Personne. On le savait, c’est tout. Il fallait s’en tenir à cette certitude. « On l’attendait à mourir, » disait-
Soaz Levesque avait épousé Ange Marie Leroy, un paysan du coin attaché aux traditions rurales. Persuadé que le monde ne changerait pas, ou pas trop, il avait mené vaille que vaille sa petite ferme sans se soucier du reste jusqu’à ce qu’elle tombe en ruine. Ses ambitions s’étaient alors reportées sur le moulin d’à côté, le Moulin vert, qui lui avait laissé entrevoir une nouvelle vie. Mais la fin des moulins à eau s’était bien vite annoncée et Ange le paysan s’était résolu à travailler en usine.
Du fond de son lit clos, la vieille murmurait quelques prières pendant que les petites boules de buis du chapelet trottaient entre ses doigts ternes. Seul le blanc vitreux des articulations immobiles ressortait. À intervalle régulier, les ongles jaunis du pouce et de l’index laissaient filer le rosaire avant de marquer une pause un peu plus longue sur un Ave, une boule nacrée blanche toutes les cinq boules noires. Les lèvres tremblotaient à nouveau. Les yeux enfouis dans un demi-
Il y avait là Jeanne, Marie, Rose et Pierre, intimidé du haut de ses dix ans par ce calme impressionnant.
Jeanne était la fille. Elle habitait sur la route du bourg avec son fils Pierre et son mari Arsène, modeste paysan plus âgé qu’elle, ce qui avait fait jaser les commères du coin. Ensemble ils tenaient une minuscule exploitation. Jeanne était descendue auprès de sa mère dès qu’elle avait su qu’elle était au plus mal. Discrète et jolie fille, elle se fichait des commérages de quartier. Elle souriait tout le temps, ce qui agaçait les vieilles conservatrices. Avec Arsène l’entente était parfaite ; la misère certes, mais avec beaucoup d’amour elle était plus facile à digérer ; ils étaient plus forts devant l’adversité présente et constante. Elle sentait l’hypocrisie, même dissimulée derrière un sourire. Jeanne était sincère et franche, elle l’affichait sans détour contrairement à son mari, plus timide et réservé. Devant une telle audace, personne ne venait lui chiffonner la vie, personne ne lui posait de questions même si les regards en demandaient long. Oh ! ils auraient bien voulu savoir…
Marie était plus âgée. Ascétique et rude, elle n’aimait guère la plaisanterie. Son mari François était cantonnier, emploi qu’il avait obtenu après la Grande Guerre de 14-
Il en voyait passer du monde, toujours cinq minutes pour discuter avec le promeneur et intelligent pour ne rien dire. Marie tenait beaucoup à ce qu’il occupe un rang au village ; un emploi communal mérité à cause de la guerre, ça se respectait. Ce n’était pas le souci de François.
Toute habillée de noir, du cou aux chevilles, le corsage ajouré de fines dentelles brodées à l’aiguille, elle aimait se montrer avec sa chaînette d’or qui retombait sur sa poitrine. Une fine ceinture lui amincissait la taille. Ses sabots de bois, de noir teintés avec le coup-
Rose enfin, tout effacée, était assise à la grande table. Dévouée à son grand Louis, le râleur du coin que tout le monde appréciait, elle semblait sortir tout droit de la nouvelle de Maupassant, Histoire d’une fille de ferme. On aurait dit qu’elle portait sur son dos la misère du monde tellement elle était petite et menue. Avec ses sabots de bois blanc cloutés aux bouts arrondis, toute l’année la même paire, elle travaillait du matin au soir sans relâche, veillait au bien-
De temps en temps, les femmes s’arrêtaient de parler pour écouter geindre la vieille. Ses murmures
se confondaient avec le vent. On ne comprenait plus rien de ce qu’elle racontait et son souffle aurait à peine courbé la flamme d’une bougie. Le docteur lui-
— Du café vous aurez ? cria de l’âtre Marie qui tenait la cafetière toute fumante.
Elle en retira le filtre, sorte de sac de tissu bruni en forme de chaussette, cousu sur une tringle de fer. Elle y avait placé le café réduit en poudre dans un moulin mécanique d’un autre âge, et rajouté quelques grains de chicorée pour en casser l’amertume. Puis elle avait versé de l’eau bouillante sur l’ensemble. Un filet de café avait coulé à grand bruit au fond du récipient émaillé de bleu, presque centenaire. Le nectar avait immédiatement embaumé la pièce ; des notes exotiques altéraient l’harmonie de cette ambiance recueillie.
II
SOAZ ET ANGE MARIE
Soaz et Ange Marie se connaissaient depuis leur plus tendre enfance.
Ils étaient nés à deux années d’intervalle, Soaz le 17 juin 1892 au convenant Nicol, et Ange le 15 mai 1894 au convenant Le Jean, séparés l’un de l’autre par quelques arpents de terre maigre.
Ange avait donné dès sa naissance les premières frayeurs à ses parents, et à l’accoucheuse appelée en catastrophe au chevet de Marianne, sa mère. On craignait pour la mère et on ne donnait pas cher de la vie de l’enfant qui arrivait au monde. Il fallait le sauver coûte que coûte, le tour de la mère viendrait après.
Gustave Leroy se rongeait les sangs dans la cour. Certes, il faisait beau en cette fin de matinée mais il ne remarquait pas le soleil qui lui tapait sur la tête. Il restait planté dans la cour sous la fenêtre de la chambre, le nez en l’air, en train d’écouter sa femme supplier la délivrance.
— Allez pousse, Marianne Leroy, pousse bon diou ! respire… pousse… respire… !
Ça n’en finissait pas.
Après tant d’échecs, fausses couches et mort-
aventure, d’autres avec des remèdes miraculeux, des herbes, des croix, des médailles, des incantations de toutes sortes, mais rien n’y faisait. Il avait envoyé Marianne s’asseoir sur la pierre de la fécondité; une autre fois, se frotter le ventre contre une roche dans un endroit qu’il serait bien incapable de retrouver; il avait prié tous les saints possibles; il avait conduit sa femme boire l’eau des fontaines aux quatre coins de la Bretagne… mais point d’enfant à naître.
Ils n’avaient jamais eu de chance. Sa pauvre Marianne souffrait tant à chaque fois, jusqu’à lui faire mal au ventre, qu’il avait renoncé. Jusqu’au jour où, à la sortie de l’étable avec un seau de lait au bout de chaque bras, elle se sentit mal et dut s’appuyer au mur, se tenant le ventre dans les mains. Ce fut là qu’elle eut la certitude, un petit être était là, bien au chaud dans son ventre.
Le soir, au retour du champ, Gustave apprit la bonne nouvelle. Du coup, en maître de maison – titre qu’il s’octroya pour la circonstance – il interdit à son épouse tous les travaux pénibles et lui recommanda la plus grande prudence pour le reste. Tout le village fut rapidement au courant tant notre homme fut bavard, et dans les premiers jours la maison ne désemplit pas. Chacune y allait de sa petite version, surtout les femmes avec leurs histoires aussi extravagantes les unes que les autres; et pour les hommes, l’occasion de vider une chopine. Gustave avait toujours souhaité un petit gars, histoire de prendre sa suite.
Le jour de la délivrance arrivait enfin. Impatient, il sortait au dehors, allait à l’étable, retournait à l’écurie, parlait à son cheval, aux poules, revenait dans la cour le nez en l’air vers la chambre. Alexandre Levesque, son voisin, était là avec Philomène, son épouse, seule autorisée à monter à l’étage. Tout à coup, il entendit crier, et un sourire éclaira son visage : un cri qui lui remplit le cœur de bonheur. Peu importe que ce soit un gars ou une fille, mais vivant et bien formé, espérait-
seule autorisée à monter à l’étage. Tout à coup, il entendit crier, et un sourire éclaira son visage : un cri qui lui remplit le cœur de bonheur. Peu importe que ce soit un gars ou une fille, mais vivant et bien formé, espérait-
— C’est un garçon ! Viens donc le voir, grand nigaud, depuis le temps que t’attends ça.
Elle n’était guère tendre avec les hommes, la mère Gorreg (lent). Tout le monde la connaissait pour sa lenteur mais elle faisait du bon travail. Malheureusement, les bistrots l’attiraient et après quelques verres, elle y racontait quelques stupidités.
Gustave Leroy, lui, était papa pour la première fois de sa vie et se fichait de ce que cette vieille sorcière allait bien pouvoir rapporter. Cela faisait des années qu’il attendait ce moment. Aujourd’hui, cet instant sacré n’était plus aux mauvais souvenirs mais au petit bonhomme qui venait d’arriver. Il courut jusque dans la chambre et se pencha sur son épouse, sa Marianne, toute pâlotte dans ses draps de lin tachés, fatiguée d’avoir tant crié.
— C’est un garçon, pas bien vigoureux ma foi, mais ça viendra si Dieu lui prête vie, susurra Germaine en tournant la tête vers le baquet d’eau chaude que Philomène venait de déposer dans la chambre.
Gustave n’entendait pas ses commérages. Il prit dans ses bras son fils dont la tête retomba sur le côté. Il lança un regard inquiet à l’accoucheuse du bourg qui reprit énergiquement le nouveau-
— Allez, donne-
est un garçon ! Viens donc le voir, grand nigaud, depuis le temps que t’attends ça.
Elle ajouta :
— Descends boire une chopine avec Alexandre, tu ne vois pas qu’il crève de soif. Je viendrai quand j’aurai fini avec Marianne.
— Eh ! lui lança-
III
LA GUERRE 14 – 18
— Salut à tous, je m’appelle Louis mais tout le monde me surnomme le grand Louis. J’ai pris à bail le convenant de La Trinité. Y a-
— Oh que oui ! Y a Charles au bout de la table qui s’ennuie à cent sous de l’heure qui va te donner un coup de main. Mais entre donc quelques instants… et assieds-
Traduite en langage courant, cette question travestissait une demande d’aide au-
— Tu vas tenir La Trinité tout seul ? s’exclama Alexandre, le père de Soaz.
Tout le monde se regarda d’un air inquisiteur, et à la question posée sciemment on s’empressa de toiser le bonhomme comme il fallait. Le convenant de La Trinité faisait dans les vingt hectares !
— Vous inquiétez pas les gars, y a du monde tant qu’on veut et j’ai deux bons postiers.
Alexandre aussi avait deux postiers et seulement six hectares de terre, avec landes et prairies. Il catalogua plus sérieusement le personnage qui leur arrivait.
— D’accord, mais quand même vingt hectares de bonne terre, et pentue, bon diou !
— Qu’est-
— Il est mort et il y a eu partage des terres entre les enfants. Chacun voulait sa part et ils n’arrivaient pas à s’entendre. Certains ont vendu leur part pour payer leurs dettes. Tu parles qu’ils se moquent bien de nous. Moi, je pouvais acheter un peu mais pas tout. Alors j’ai préféré partir, surtout quand j’ai su que La Trinité était à bail.
— T’y seras bien. Ici, c’est Ty plouz. Mon fils Ange et sa femme Soaz viennent de s’installer. Leurs terres sont au bord de l’eau et sur la route du bourg. Nous, on est plus haut vers le château.
Les anciens se levèrent de table et se proposèrent, avec Charles et Ange, d’aider à l’installation du grand Louis, puisque l’homme s’était présenté sous ce surnom. Tout le monde avait trouvé curieux qu’il soit entré seul dans la maison. Sa femme Rose, sa fille Eugénie et son garçon Laurent, un gaillard déjà bien bâti, attendaient dans la charrette. Le grand Louis était resté debout chez Ange et surtout avait refusé la chopine, ce qui ne se faisait point. D’emblée Charles voulut prendre les rênes aux côtés des femmes et surtout d’Eugénie que le garnement avait repérée, mais le grand Louis reprit de suite le contrôle de la situation :
— Dis donc mon garçon, contente-
Eugénie en rougit timidement. Charles enfourcha Câline et guida jusqu’à La Trinité le lourd tombereau chargé des meubles indispensables à la première nuitée. En cours de route, Charles tenta quelques regards discrets vers la belle mais à chaque fois il tombait sur le regard acéré du grand Louis.
Tout le monde connaissait le convenant de La Trinité. Les anciens locataires s’en étaient allés on se savait où. Les uns disaient qu’ils étaient morts ou encore partis dans le nord de la France prendre une plus grande ferme, d’autres que les charges étaient devenues trop lourdes et que devant un propriétaire trop pressant, ils avaient préféré partir. Voilà deux ans que le bail n’avait pas été repris.
Tout le monde voulait savoir. Pas de semence en reprise, pas de foin d’avance, rien, sauf un peu de prairie. Il y avait bien le bois mais le bois ça ne se mange pas.
Le grand Louis restait imperturbable et s’affirmait, sous le regard vigilant du village, dans un rôle de maître qu’on lui découvrait petit à petit. Ah ! On ne les aimait pas ces anciens régisseurs ! Le village aurait bien voulu en connaître davantage mais rien ne filtrait.
L’installation se poursuivit sans trouble aucun. Le père de Soaz décida, pour renforcer l’équipe, de faire appel à François, le meunier du Moulin Marrec et à Lucien, le nouveau forgeron de Ty Plouz. Quatre bras de plus pour un tel déménagement n’étaient pas de trop. Le grand Louis bougonna devant cette nouvelle donne mais accepta de bonne grâce : « plus vite ce serait fait plus vite ils s’en iraient ces curieux ; car ils ne sont là que pour ça ces diables, » pensait-
François tenait un moulin en aval sur la rivière. À l’activité meunière s’était adjointe une petite exploitation d’une vache et d’un cochon. Rude paysan, sincère et loyal, il osa une question :
— Dis donc, le grand Louis, on n’se connaît point, et si c’est pas trop de dire, si t’es juste en farine ou en son, je peux te faire l’avance, j’ai quelques sacs au moulin.
— Inutile, j’ai ce qu’il faut, répondit sèchement le nouveau venu.
— Ah ! …
Et la conversation fut close. ….